Restriction aux libertés et droits fondamentaux du salarié dans l’entreprise

Actualité
10/07/2020

La prudence est de mise pour les employeurs.

Dans un arrêt promis à une large diffusion, la Cour de cassation décide que

1) Les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une exigence professionnelle et déterminante au sens de l’article 4, § 1 de directive 2000/78/CE. En revanche l’objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier, en application de ces mêmes dispositions, des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et, par suite, permet à l’employeur d’imposer aux salariés une apparence neutre lorsque celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif, ce qu’il lui appartient de démontrer.

2) Seule une exigence professionnelle et déterminante, résultant de la nature de l’activité professionnelle ou des conditions de son exercice et pour autant que l’objectif poursuivi soit légitime et que l’exigence soit proportionnée, est susceptible de justifier le licenciement du salarié qui a refusé de se plier aux injonctions de son employeur lui interdisant, lors de l’exercice de ses missions, le port de la barbe, en tant qu’elle manifesterait des convictions religieuses et politiques. À défaut, le licenciement prononcé encourt la nullité.

Restriction relative à l’apparence de la barbe portée par le salarié. - Soutenant avoir été évincé pour un motif discriminatoire en ce qu’il lui était reproché le port d’une barbe « taillée d’une manière volontairement signifiante aux doubles plans religieux et politique », un consultant sûreté d’une société assurant des prestations de sécurité et de défense pour des gouvernements, organisations internationales non gouvernementales ou entreprises privées, licencié pour faute grave a saisi la juridiction prud’homale de demandes tendant, notamment, à obtenir la nullité de son licenciement et sa réintégration.

Après que la justice ait donné gain de cause à l’intéressé en appel, l’employeur s’est pourvu en cassation en développant des arguments auxquels la Cour n’a pas été sensible. Le principal : ne constitue ni une discrimination, ni une violation de la liberté individuelle ou religieuse d’un salarié, mais une simple restriction légitime, proportionnée et objectivement justifiée, l’injonction faite par un employeur qui fournit des prestations de conseil aux entreprises dans le domaine de l’information, de l’analyse et de la gestion des risques de toute nature, inhérents aux environnements mouvants, instables et dégradés, à un consultant en sécurité, amené à exécuter ses missions dans des zones à risques, d’adopter, pour sa propre sécurité et celle des personnes auprès desquelles il est affecté dans le cadre de sa mission, une apparence tenant compte des us et coutumes des pays dans lesquels il officie ; une telle exigence, inhérente à la fonction occupée, justifie l’injonction de revenir à un port de barbe exclusif de toute connotation susceptible de remettre en cause la sécurité de la mission ; compte tenu du contexte de celle-ci, de sa nature, du pays où elle s’exerce, la restriction relative à l’apparence de la barbe portée par le salarié, afin qu’elle reflète une neutralité, est justifiée par la nature de la tâche à accomplir, proportionnée au but poursuivi, ladite restriction répondant à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, l’objectif de la restriction étant légitime.

Restrictions à la liberté religieuse et règlement intérieur. - L’arrêt rendu par la Cour s’ouvre sur un rappel. La chambre sociale, reprenant les règles énoncées dans un arrêt de principe du 22 novembre 2017 (Cass. soc., 22 nov. 2017, n° 13-19.855 : JurisData n° 2017-023284 ; JCP S 2017, 1399, avis C. Courcol-Bouchard ; JCP S 2017, 1400, notes F. Pinatel et B. Bossu), réaffirme en premier lieu qu’il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans sa rédaction applicable, et L. 1133-1 du Code du travail, mettant en œuvre en droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché.

Il est affirmé en second lieu, après rappel des termes de l’article L. 1321-3, 2° du Code du travail dans sa rédaction applicable, disposant que le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché, que l’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise (ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur), en application de l’article L. 1321-5 du Code du travail dans sa rédaction applicable (faits antérieurs à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 ayant créé l’article L. 1321-2-1 du Code du travail), une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors cependant que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.

Dans la mesure où, dans l’entreprise concernée, aucune clause de neutralité ne figurait dans le règlement intérieur ou dans une note de service relevant du même régime légal et précisant la nature des restrictions qu’elle entendait imposer au salarié en raison des impératifs de sécurité invoqués, il a été jugé que l’interdiction faite au salarié, lors de l’exercice de ses missions, du port de la barbe, en tant qu’elle manifesterait des convictions religieuses et politiques, et l’injonction faite par l’employeur de revenir à une apparence considérée par ce dernier comme plus neutre, caractérisaient une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses et politiques du salarié.

Seule une exigence professionnelle et déterminante, résultant de la nature de l’activité professionnelle ou des conditions de son exercice, et pour autant que l’objectif poursuivi soit légitime et que l’exigence soit proportionnée, était susceptible en l’espèce de justifier le licenciement pour faute prononcé par l’employeur.

Légitimité de la restriction pour des motifs de sécurité, pas pour satisfaire la clientèle. – Il résulte par ailleurs de la jurisprudence européenne (CJUE, 14 mars 2017, C-188/15 : JurisData n° 2017-005471) que la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de l’article 4, § 1 de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client. S’inscrivant dans le droit fil de cette position, la chambre sociale de la Cour de cassation décide que les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une exigence professionnelle et déterminante au sens de l’article 4, § 1 susvisé.

En revanche l’objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier, en application de ces mêmes dispositions, des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et, par suite, permet à l’employeur d’imposer aux salariés une apparence neutre lorsque celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif, ce qu’il lui appartient de démontrer.

Dans l’espèce jugée la cour d’appel a constaté, après avoir examiné souverainement les éléments de fait et preuve qui lui étaient soumis, que l’employeur ne justifiait pas des risques invoqués de sécurité spécifiques liés au port de la barbe dans le cadre de l’exécution de la mission du salarié, de nature à constituer une justification à une atteinte proportionnée aux libertés de ce dernier. Dès lors, la Cour de cassation a approuvé les magistrats d’avoir jugé que le licenciement du salarié reposait, au moins pour partie, sur le motif discriminatoire pris de ce que l’employeur considérait comme l’expression par l’intéressé de ses convictions politiques ou religieuses au travers du port de sa barbe, de sorte que le licenciement était nul en application de l’article L. 1132-4 du Code du travail.

L'avis de l'expert : Bernard Bossu, professeur à l'université de Lille et directeur du LEREDS (CRDP), « ne pense pas, même si l'arrêt peut donner lieu à interprétation, que la Cour de cassation impose de rédiger un règlement intérieur (ou une note de service) pour interdire le port de la barbe. Mais en revanche, en l'absence d'un tel règlement, le comportement de l'employeur risque de tomber sous le coup de la discrimination directe. Et celle-ci ne peut être justifiée que par une exigence professionnelle essentielle et déterminante. En présence d'un règlement intérieur, le risque est celui de la discrimination indirecte, mais la justification est plus facile ». « Sur le plan pratique, on peut donc conseiller aux employeurs de rédiger une telle clause pour éviter la discrimination directe. Mais il est aussi important de relever que le port de la barbe ne signifie pas que l'on souhaite exprimer des convictions religieuses. Cela peut répondre, par exemple, à un phénomène de mode ou à la volonté de manifester une certaine forme de virilité. Dans ce cas, le salarié va être protégé sur le terrain de l'interdiction des discriminations fondées sur l'apparence physique. Mais, là aussi, des limitations sont possibles pour des raisons de sécurité (ex : le port de la barbe pourrait compromettre l'étanchéité d'un masque imposé pour des raisons de sécurité) ». « Finalement, dès lors que le port de la barbe est analysé comme un signe religieux, la protection du salarié est assurée non seulement par l'interdiction des discriminations fondées sur l'apparence physique mais également sur le terrain du respect des convictions religieuses ».

Sources : Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-23.743

(Les dépêches du Juris-classeur)

 

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