L'institution de juridictions spécialisées dans le contentieux de la propriété intellectuelle

Chronique Juridique
19/03/2019

Fadi KARKOUR

Avocat à la Cour

L’institution de juridictions spécialisées dans le contentieux de la propriété intellectuelle n’affecte pas le ressort naturel des cours d’appel en droit transitoire



L’on sait depuis la loi sur la lutte contre la contrefaçon n° 2007-1544 du 30 octobre 2007 et surtout la loi de modernisation de l’économie n° 2008-776 du 4 août 2008 que les tribunaux de grande instance sont seuls compétents pour connaître du contentieux de la propriété intellectuelle à l’exclusion de toute autre juridiction civile, en particulier les tribunaux de commerce. Cette dernière loi a en outre précisé que seuls certains tribunaux de grande instance seront appelés à connaître de ce contentieux, laissant au pourvoir réglementaire le soin de déterminer leurs sièges et leurs ressorts.

La liste de ces juridictions spécialisées a été fixée par le décret n° 2009-1205 du 9 octobre 2009.

Désormais, les actions en matière de propriété littéraire et artistique, de dessins et modèles, de marques et d’indications géographiques devront être introduites devant les seuls tribunaux de grande instance de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nanterre, Nancy, Paris, Rennes et Fort-de-France.

Un décret ultérieur n° 2010-1369 du 12 novembre 2010 est venu ajouter à cette liste le tribunal de grande instance de Strasbourg.

Quant au contentieux des brevets d’invention, des certificats d’utilité, des certificats complémentaires de protection et des topographies de produits semi-conducteurs, il relève de la seule compétence du tribunal de grande instance de Paris.

Si la détermination des juridictions spécialisées n’a posé aucune difficulté pour les contentieux introduits postérieurement à ce décret, l’hésitation était en revanche permise pour les procédures en cours au moment de l’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions, notamment quant au choix de la juridiction d’appel compétente pour connaître d’un recours exercé à l’encontre d’une décision de première instance rendue par un tribunal de grande instance dont la compétence a été exclue, comme c’est le cas du tribunal de grande instance de Toulouse.

En effet, les dispositions transitoires du décret du 9 octobre 2009 n’apportent aucune réponse claire à cette question fondamentale puisqu’elles n’ont trait qu’aux procédures de première instance en cours au moment de son entrée en vigueur. L’article 9 dudit décret se contente effectivement de préciser que « la juridiction saisie demeure compétente pour statuer sur les procédures introduites antérieurement à la date d’entrée en vigueur du présent décret ».

Fallait-il en déduire que les appels formés à l’encontre des décisions de première instance rendues par des tribunaux de grande instance n’ayant plus voix au chapitre devait être interjetés devant les cours d’appel dont dépendent les juridictions de première instance spécialisées ou bien en conclure que les recours devaient continuer à être exercés devant leurs cours d’appel naturelles ?

Les hésitations auxquelles les praticiens ont été confrontés dès la publication de ce décret ont été alimentées par la méthode retenue par le pouvoir réglementaire pour déterminer le ressort des juridictions spécialisées. L’article 3 du décret (devenu l’article D 211-6-1 du code de l’organisation judiciaire) renvoi en effet à un tableau fixant le ressort des tribunaux de grande instance spécialisés par référence aux ressorts des cours d’appel.

Cette incertitude juridique était lourde de conséquence sur le plan de la responsabilité des praticiens eu égard à la sanction attachée à la saisine d’une cour d’appel incompétente.

La cour de cassation considère en effet que la saisine d’une cour d’appel incompétente se traduit par l’irrecevabilité de l’appel (Cass. Civ. II, 9 juillet 2009, trois arrêts : Bull. Civ. 2009 II, n° 186, 187 et 188), ce qui a pour conséquence de rendre le jugement de première instance critiqué définitif toutes les fois où un nouvel appel n’est plus possible parce que les délais de recours ont courus.

Cette pesante insécurité juridique semble avoir été levée à la suite d’une ordonnance de la cour d’appel de Bordeaux du 14 mars 2012 qui mérite d’être soulignée :

Dans cette espèce, la cour d’appel de Bordeaux a été saisie d’un appel à l’encontre d’un jugement rendu par le tribunal de grande instance de Toulouse qui a statué sur une action en contrefaçon de droit d’auteur introduite avant l’entrée en vigueur du décret du 9 octobre 2009.

Par ordonnance en date du 14 mars 2012, le conseiller de la mise en état près la cour d’appel de Bordeaux a déclaré cette cour d’appel incompétente pour connaître d’un appel interjeté à l’encontre d’un jugement rendu par le tribunal de grande instance de Toulouse.

Cette décision définitive retient que seule la cour d’appel de Toulouse est compétente pour connaître des appels formés à l’encontre d’un jugement rendu par une juridiction du premier degré située dans son ressort conformément à l’article R 311-3 du code de l’organisation judiciaire qui dispose que : « sauf disposition particulière, la cour d’appel connaît de l’appel des jugements des juridictions situées dans son ressort ».

Or, précisément, l’ordonnance du 14 mars 2012 retient qu’aucune « disposition particulière » dérogeant à l’article R 311-3 du code précité n’a été prévue par le décret du 9 octobre 2009, puisque celui-ci n’a modifié que la compétence d’attribution des seuls tribunaux de grande instance appelés à connaître du contentieux de la propriété intellectuelle et en aucun cas celles des cours d’appels.

Elle en déduit dès lors logiquement que lorsqu’un texte attribue pour l’avenir une compétence exclusive aux seuls tribunaux de grande instance qu’il énumère, la compétence de la juridiction d’appel dépend de celle de la juridiction de première instance selon les règles de compétence traditionnelles.

Elle en conclut que l’appel formé devant la cour d’appel de Bordeaux à l’encontre d’un jugement du tribunal de grande instance de Toulouse est irrecevable conformément à la jurisprudence précitée de la cour de cassation.

La portée de l’irrecevabilité de cet appel n’a été au cas d’espèce que d’une portée limitée dans la mesure où l’appelant avait pris la précaution de saisir en temps utile la cour d’appel de Toulouse contrairement à la seconde décision commentée rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui a été saisi d’un appel formé à l’encontre d’un jugement rendu par le tribunal de grande instance de Montpellier en matière de dessins et modèles.

Dans son arrêt en date du 9 mai 2012 la cour d’appel d’Aix-en-Provence, a statué dans le même sens que la cour d’appel de Bordeaux en rappelant à son tour que l’article 3 du décret du 9 octobre 2009 ne l’autorisait pas à connaître directement des recours formés à l’encontre des jugements rendus par le tribunal de grande instance de Montpellier.

Elle ajoute que ce décret ne lui permet de connaître d’un litige né dans le ressort habituel du tribunal de grande instance de Montpellier que lorsqu’elle est amenée à statuer sur les appels formés à l’encontre des décisions rendues par le tribunal de grande instance de Marseille saisi pour des contentieux nés dans le ressort de la cour d’appel de Montpellier pour lesquels ce tribunal a reçu une compétence territoriale exclusive.

Bien que la tendance actuelle soit à la spécialisation croissante des juridictions, il résulte de ces deux décisions que le décret du 9 octobre 2009 n’a pas modifié les ressorts traditionnels des cours d’appel, dans l’immédiat à tout le moins, puisqu’il conduira nécessairement à terme à réserver la connaissance du contentieux de la propriété intellectuelle aux seules cours d’appel dont dépendent les juridictions de première instance qu’il désigne.

Pour le moment, il est rassurant pour le praticien de noter que les solutions dégagées par les cours d’appel de Bordeaux et d’Aix-en-Provence sont non seulement cohérentes entre elles, mais également conformes aux règles de compétence de droit commun.

Elles condamnent toute lecture extensive du décret du 9 octobre 2009 conduisant à une spécialisation prématurée des cours d’appel dans le contentieux de propriété intellectuelle.

Cependant, les solutions dégagées par les cours d’appel de Bordeaux et d’Aix-en Provence recèlent une divergence d’approche quant à la nature de la compétence spéciale instituée par le décret du 9 octobre 2009 que la première qualifie d’une compétence d’attribution, alors que la seconde considère comme une compétence territoriale.

Or, les compétences d’attribution et territoriale n’ont pas le même régime juridique puisque la première est d’ordre public et doit être relevée d’office par le Juge, alors que la seconde est en principe facultative conformément aux articles 92 et 93 du code de procédure civile.

Cette question n’est pas dénuée d’intérêt puisque si les règles de compétence instituées par le décret du 9 octobre 2009 relèvent de la compétence territoriale, les plaideurs pourraient parfaitement convenir de saisir un tribunal de grande instance non retenu par ce décret pour des litiges nés postérieurement à sa date d’entrée en vigueur.

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a statué implicitement sur cette question dans un arrêt du 16 décembre 2010 (pourvoi n° 10-12074) dans lequel elle a qualifié de « territoriale » la compétence spéciale instituée par le décret du 9 octobre 2009.

Cette solution doit cependant être nuancée puisque cet arrêt n’a pas directement porté sur l’interprétation du décret du 9 octobre 2009 mais a été rendu sur l’application de la loi de modernisation de l’économie n° 2008-776 du 4 août 2008.

Une confirmation par la haute cour du régime de la compétence spéciale instituée par le décret du 9 octobre 2009 et des décisions précitées des cours d’appel de Bordeaux et d’Aix-en Provence relatives à ses dispositions transitoires nous paraît donc souhaitable puisqu’il n’est pas exclu que d’autres cours d’appel statuent dans un sens différent.

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