Chronique Juridique
22/03/2019

Daniel MINGAUD

Avocat au Barreau de Toulouse

Spécialiste en Droit du travail

PAS TOUCHE A MON JOURNALISTE

Réputation de râleurs oblige, les Français semblent (aussi) insatisfaits de… leur vie professionnelle.

Deux études parues coup sur coup en mars 2018 en attestent clairement.

  • En dépit de l’émergence de la présence de « chief hapiness officer » (CHO) dans certains groupes, une étude de la Dares (« Travail et bien-être au travail », de Thomas Coutrot) fait ressortir que seul un tiers des actifs seraient satisfaits de leur travail.
  • L'Ugict-CGT vient quant à elle de publier son baromètre sur la situation et les aspirations des cadres. Et le divorce entre les cadres et leur direction semble consommé :

 54% des cadres estiment leur éthique professionnelle mise en cause par les décisions de leur entreprise

 62% considèrent qu'ils ne sont pas associés aux choix stratégiques.

Face à ce ressenti négatif, rien d’étonnant que certains (pour les plus frustrés) finissent par « claquer la porte », via une prise d’acte aux torts exclusifs de l’employeur, comme en témoigne un arrêt rendu par la Cour de cassation le 7 mars dernier (Cass. soc. 7 mars 2018, n° 15-27.458).

Rappelons que la prise d’acte est un mode de rupture correspondant à la situation où le salarié considère, à tort ou à raison, que le comportement de son employeur rend impossible le maintien de son contrat de travail, si bien qu’il prend acte de la rupture (en imputant la responsabilité à son employeur).

Dès lors que le salarié a pris acte de la rupture de son contrat, celle-ci est immédiatement effective.

S’en suit alors (en principe) une action prud’homale à l’issue de laquelle le juge, suivant une procédure accélérée sans audience de conciliation, devra trancher sur la question de savoir si, la prise d’acte du contrat produit :

  • les effets d'un licenciement abusif (avec toutes les condamnations correspondantes…) lorsque les griefs invoqués contre l'employeur sont fondés,
  • ou les effets d'une démission lorsque les faits ne sont pas fondés.

Ce principe a été dégagé par la Cour de cassation (Cass. soc. 25 juin 2003, n° 01-42.335) qui, au fil du temps, a construit le régime juridique de la prise d'acte, en l’absence de réglementation prévue par le code du travail.

L’employeur a tout à craindre de cette construction jurisprudentielle, comme l’illustre l’arrêt précité du 7 mars dernier.

Le journaliste radio, Dominique Souchier, glisse à l'antenne qu'il est en train d'animer ses dernières émissions sur Europe 1. Sa direction lui annonce alors regretter la rupture de son contrat qu’elle qualifie de démission.

Or, le salarié annonce qu'il ne démissionne pas, mais prend acte de la rupture de son contrat aux torts de la société.

Il saisit alors la juridiction prud'homale.

Il entend faire constater les manquements de son employeur consistant à l’avoir brutalement interdit d'inviter des personnalités politiques dans son émission, comme il le faisait depuis 15 ans.

Le salarié savait cependant que la décision de son employeur était elle-même dictée par le CSA qui contraignait désormais les médias à limiter les temps de parole des candidats à la Présidentielle durant la campagne de 2012.

Peu importait pour le salarié, qui reprochait à son employeur d'avoir porté à sa connaissance cette décision en même temps qu'elle était mise à exécution.

Il soulignait qu’Europe 1 avait imposé un nouveau procédé, puisque seule la directrice de l'information maîtrisait désormais le choix des invités de l'émission, alors que cette liberté de choix était auparavant laissée au journaliste.

Après 6 ans de bataille judiciaire largement médiatisée, la Cour de cassation a donné raison au salarié.

Selon elle, « les méthodes nouvellement adoptées par la société avaient impliqué une modification profonde de l'exécution du contrat de travail » du salarié, privé ainsi « d'une part essentielle de ses prérogatives », à savoir le choix des invités de l'émission.

Pour les juges, l'employeur avait manqué à son obligation de loyauté.

Ceci constituait, selon eux, un manquement suffisamment grave pour justifier la prise d'acte de la rupture aux torts de l’employeur, synonyme de requalification en licenciement sans cause réelle et sérieuse (avec toutes les conséquences financières qui en découlent).

La date de la rupture du contrat de travail a été fixée, quant à elle, au jour auquel le journaliste a annoncé, sur les ondes, son départ de la station.

La Cour de cassation avait certes déjà admis la validité de la prise d'acte, lorsqu'un salarié se voyait retirer une partie de ses fonctions (arrêt du 20 novembre 2013) ou se voyait diminuer ses responsabilités (arrêt du 26 mai 2010).

Mais à chaque fois, elle avait au préalable constaté que ces modifications (de fonctions ou de responsabilité) étaient intervenues sans justification valable de l’employeur.

Cette fois-ci, il semble que les hauts magistrats aient fait fi des contraintes objectives et réelles d’Europe 1 imposées par le CSA (pour limiter « temporairement » la liberté d’un journaliste), de sorte que cette décision du 7 mars apparaît particulièrement sévère, et peut-être aussi de circonstance.

Sans vouloir offenser une profession qui me fait l’amabilité de me laisser régulièrement une petite place dans les colonnes d’un hebdomadaire, nous pouvons en effet légitimement nous demander si les magistrats, dans le cas d’espèce, n’ont pas cédé à la pression médiatique, du SNJ (Syndicat National des Journalistes) ou d’un animateur vedette (jouant les divas ?)…, de peur d’être taxés d’entrave au travail et à la sacro-sainte liberté des journalistes.

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